Sunday, September 14, 2014

INDIGNEZ-VOUS







INDIGNEZ-VOUS

De Stéphane Hessel

93 ans. C'est un peu la toute dernière étape. La fin n'est plus bien loin. Quelle chance de pouvoir en profiter pour rappeler ce qui a servi de socle à mon engagement politique : les années de résistance et le programme élaboré il y a soixante-six ans par le Conseil National de la Résistance ! C'est à Jean Moulin que nous devons, dans le cadre de ce Conseil, la réunion de toutes les composantes de la France occupée, les mouvements, les partis, les syndicats, pour proclamer leur adhésion à la France combattante et au seul chef qu'elle se reconnaissait : le général de Gaulle. De Londres où j'avais rejoint le général de Gaulle en mars 1941, j'apprenais que ce Conseil avait mis au point un programme, l'avait adopté le 15 mars 1944, proposé pour la France libérée un ensemble de principes et de valeurs sur lesquels reposerait la démocratie moderne de notre pays [1].

De ces principes et de ces valeurs, nous avons aujourd'hui plus que jamais besoin. Il nous appartient de veiller tous ensemble à ce que notre société reste une société dont nous soyons fiers : pas cette société des sans-papiers, des expulsions, des soupçons à l'égard des immigrés, pas cette société où l'on remet en cause les retraites, les acquis de la Sécurité sociale, pas cette société où les médias sont entre les mains des nantis, toutes choses que nous aurions refusé de cautionner si nous avions été les véritables héritiers du Conseil National de la Résistance.

A partir de 1945, après un drame atroce, c'est une ambitieuse résurrection à laquelle se livrent les forces présentes au sein du Conseil de la Résistance. Rappelons-le, c'est alors qu'est créée la Sécurité sociale comme la Résistance le souhaitait, comme son programme le stipulait : « Un plan complet de Sécurité sociale, visant à assurer à tous les citoyens des moyens d'existence, dans tous les cas où ils sont incapables de se les procurer par le travail » ; « une retraite permettant aux vieux travailleurs de finir dignement leurs jours. »

Les sources d'énergie, l'électricité et le gaz, les charbonnages, les grandes banques sont nationalisées. C'est ce que ce programme préconisait encore, « le retour à la nation des grands moyens de production monopolisés, fruit du travail commun, des sources d'énergie, des richesses du sous-sol, des compagnies d'assurance et des grandes banques » ; «l'instauration d'une véritable démocratie économique et sociale, impliquant l'éviction des grandes féodalités économiques et financières de la direction de l'économie ». L'intérêt général doit primer sur l'intérêt particulier, le juste partage des richesses créées par le monde du travail primer sur le pouvoir de l'argent. La Résistance propose «une organisation rationnelle de l'économie assurant la subordination des intérêts particuliers à l'intérêt général et affranchie de la dictature professionnelle instaurée à l'image des États fascistes », et le Gouvernement provisoire de la République s'en fait le relais.

Une véritable démocratie a besoin d'une presse indépendante ; la Résistance le sait, l'exige, en défendant
« la liberté de la presse, son honneur et son indépendance à l'égard de l'État, des puissances d'argent et des influences étrangères. »

C'est ce que relaient encore les ordonnances sur la presse, dès 1944. Or, c'est bien ce qui est aujourd'hui en danger.

La Résistance en appelait à « la possibilité effective pour tous les enfants français de bénéficier de l'instruction la plus développée », sans discrimination ; or, les réformes proposées en 2008 vont à l'encontre de ce projet. De jeunes enseignants, dont je soutiens l'action, ont été jusqu'à refuser de les appliquer et ils ont vu leurs salaires amputés en guise de punition. Ils se sont indignés, ont « désobéi », ont jugé ces réformes trop
éloignées de l'idéal de l'école républicaine, trop au service d'une société de l'argent et ne développant plus assez l'esprit créatif et critique.

C'est tout le socle des conquêtes sociales de la Résistance qui est aujourd'hui remis en cause [2].
Le motif de la résistance, c'est l'indignation. On ose nous dire que l'État ne peut plus assurer les coûts de ces
mesures citoyennes. Mais comment peut-il manquer aujourd'hui de l'argent pour maintenir et prolonger ces conquêtes alors que la production de richesses a considérablement augmenté depuis la Libération, période où
l'Europe était ruinée ? Sinon parce que le pouvoir de l'argent, tellement combattu par la Résistance, n'a jamais été aussi grand, insolent, égoïste, avec ses propres serviteurs jusque dans les plus hautes sphères de l'État.
Les banques désormais privatisées se montrent d'abord soucieuses de leurs dividendes, et des très haut salaires de leurs dirigeants, pas de l'intérêt général. L'écart entre les plus pauvres et les plus riches n'a jamais été aussi important ; et la course à l'argent, la compétition, autant encouragée.

Le motif de base de la Résistance était l'indignation. 

Nous, vétérans des mouvements de résistance et des forces combattantes de la France libre, nous appelons les jeunes générations à faire vivre, transmettre, l'héritage de la Résistance et ses idéaux. Nous leur disons : prenez le relais, indignez-vous ! Les responsables politiques, économiques, intellectuels et l'ensemble de la société ne doivent pas démissionner, ni se laisser impressionner par l'actuelle dictature internationale des marchés financiers qui menace la paix et la démocratie.

Je vous souhaite à tous, à chacun d'entre vous, d'avoir votre motif d'indignation. C'est précieux. Quand quelque chose vous indigne comme j'ai été indigné par le nazisme, alors on devient militant, fort et engagé.
On rejoint ce courant de l'histoire et le grand courant de l'histoire doit se poursuivre grâce à chacun. Et ce courant va vers plus de justice, plus de liberté mais pas cette liberté incontrôlée du renard dans le poulailler. Ces droits, dont la Déclaration universelle a rédigé le programme en 1948, sont universels. Si vous rencontrez quelqu'un qui n'en bénéficie pas, plaignez-le, aidez-le à les conquérir.

Deux visions de l'histoire

Quand j'essaie de comprendre ce qui a causé le fascisme, qui a fait que nous ayons été envahis par lui et par Vichy, je me dis que les possédants, avec leur égoïsme, ont eu terriblement peur de la révolution bolchévique.
Ils se sont laissés guider par leurs peurs. Mais si, aujourd'hui comme alors, une minorité active se dresse, cela suffira, nous aurons le levain pour que la pâte lève. Certes, l'expérience d'un très vieux comme moi, né
en 1917, se différencie de l'expérience des jeunes d'aujourd'hui. Je demande souvent à des professeurs de collège la possibilité d'intervenir auprès de leurs élèves, et je leur dis : vous n'avez pas les mêmes raisons
évidentes de vous engager. Pour nous, résister, c'était ne pas accepter l'occupation allemande, la défaite. C'était relativement simple. Simple comme ce qui a suivi, la décolonisation. Puis la guerre d'Algérie. Il fallait
que l'Algérie devienne indépendante, c'était évident. Quant à Staline, nous avons tous applaudi à la victoire de l'Armée rouge contre les nazis, en 1943. Mais déjà lorsque nous avions eu connaissance des grands
procès staliniens de 1935, et même s'il fallait garder une oreille ouverte vers le communisme pour contrebalancer le capitalisme américain, la nécessité de s'opposer à cette forme insupportable de totalitarisme s'était imposée comme une évidence. Ma longue vie m'a donné une succession de raisons de m'indigner.

Ces raisons sont nées moins d'une émotion que d'une volonté d'engagement. Le jeune normalien que j'étais a été très marqué par Sartre, un aîné condisciple. La Nausée, Le Mur, pas L 'Être et le néant, ont été très importants dans la formation de ma pensée. Sartre nous a appris à nous dire : « Vous êtes responsables en tant qu'individus. » C'était un message libertaire. La responsabilité de l'homme qui ne peut s'en remettre ni à un pouvoir ni à un dieu. Au contraire, il faut s'engager au nom de sa responsabilité de personne humaine. Quand je suis entré à l'École normale de la rue d'Ulm, à Paris, en 1939, j'y entrais comme fervent disciple du philosophe Hegel, et je suivais le séminaire de Maurice Merleau-Ponty. Son enseignement explorait
l'expérience concrète, celle du corps et de ses relations avec le sens, grand singulier face au pluriel des sens. Mais mon optimisme naturel, qui veut que tout ce qui est souhaitable soit possible, me portait plutôt vers Hegel. L'hégélianisme interprète la longue histoire de l'humanité comme ayant un sens : c'est la liberté de l'homme progressant étape par étape. L'histoire est faite de chocs successifs, c'est la prise en compte de défis. L'histoire des sociétés progresse, et au bout, l'homme ayant atteint sa liberté complète, nous avons l'État démocratique dans sa forme idéale.

Il existe bien sûr une autre conception de l'histoire. Les progrès faits par la liberté, la compétition, la course au "toujours plus", cela peut être vécu comme un ouragan destructeur. C'est ainsi que la représente un ami de mon père, l'homme qui a partagé avec lui la tâche de traduire en allemand À la Recherche du temps perdu de Marcel Proust. C'est le philosophe allemand Walter Benjamin. Il avait tiré un message pessimiste d'un tableau du peintre suisse, Paul Klee, l'Angelus Novus, où la figure de l'ange ouvre les bras comme pour contenir et repousser une tempête qu'il identifie avec le progrès. Pour Benjamin qui se suicidera en septembre 1940 pour fuir le nazisme, le sens de l'histoire, c'est le cheminement irrésistible de catastrophe en catastrophe.

L'indifférence : la pire des attitudes

C'est vrai, les raisons de s'indigner peuvent paraître aujourd'hui moins nettes ou le monde trop complexe. Qui commande, qui décide ? Il n'est pas toujours facile de distinguer entre tous les courants qui nous gouvernent. Nous n'avons plus affaire à une petite élite dont nous comprenons clairement les agissements. C'est un vaste monde, dont nous sentons bien qu'il est interdépendant. Nous vivons dans une inter connectivité comme jamais encore il n'en a existé. Mais dans ce monde, il y a des choses insupportables. Pour le voir, il faut bien regarder, chercher. Je dis aux jeunes : cherchez un peu, vous allez trouver. La pire des attitudes est l'indifférence, dire « je n'y peux rien, je me débrouille ».

En vous comportant ainsi, vous perdez l'une des composantes essentielles qui fait l'humain. Une des composantes indispensables : la faculté d'indignation et l'engagement qui en est la conséquence. On peut déjà identifier deux grands nouveaux défis :
1. L'immense écart qui existe entre les très pauvres et les très riches et qui ne cesse de s'accroître. C'est une innovation des XX` et XXI` siècle. Les très pauvres dans le monde d'aujourd'hui gagnent à peine deux
dollars par jour. On ne peut pas laisser cet écart se creuser encore. Ce constat seul doit susciter un engagement.
2. Les droits de l'homme et l'état de la planète. J'ai eu la chance après la Libération d'être associé à la rédaction de la Déclaration universelle des droits de l'homme adoptée par l'Organisation des Nations unies, le 10 décembre 1948, à Paris, au palais de Chaillot. C'est au titre de chef de cabinet de Henri Laugier, secrétaire général adjoint de l'ONU, et secrétaire de la Commission des Droits de l'homme que j'ai, avec d'autres, été amené à participer à la rédaction de cette déclaration. Je ne saurais oublier, dans son élaboration, le rôle de René Cassin, commissaire national à la Justice et à l'Éducation du gouvernement de la France libre,
à Londres, en 1941, qui fut prix Nobel de la paix en 1968, ni celui de Pierre Mendès France au sein du Conseil économique et social à qui les textes que nous élaborions étaient soumis, avant d'être examinés par la
Troisième commission de l'assemblée générale, en charge des questions sociales, humanitaires et culturelles. Elle comptait les cinquante-quatre États membres, à l'époque, des Nations unies, et j'en assurais le secrétariat. C'est à René Cassin que nous devons le terme de droits «universels » et non « internationaux » comme le proposaient nos amis anglo-saxons. Car là est bien l'enjeu au sortir de la seconde guerre mondiale : s'émanciper des menaces que le totalitarisme a fait peser sur l'humanité. Pour s'en émanciper, il faut obtenir que les États membres de l'ONU s'engagent à respecter ces droits universels. C'est une manière de
déjouer l'argument de pleine souveraineté qu'un État peut faire valoir alors qu'il se livre à des crimes contre l'humanité sur son sol. Ce fut le cas d'Hitler qui s'estimait maître chez lui et autorisé à provoquer un
génocide. Cette déclaration universelle doit beaucoup à la révulsion universelle envers le nazisme, le fascisme, le totalitarisme, et même, par notre présence, à l'esprit de la Résistance. Je sentais qu'il fallait faire vite, ne pas être dupe de l'hypocrisie qu'il y avait dans l'adhésion proclamée par les vainqueurs à ces valeurs que tous n'avaient pas l'intention de promouvoir loyalement, mais que nous tentions de leur imposer [3].

Je ne résiste pas à l'envie de citer l'article 15 de la Déclaration universelle des Droits de l'homme : « Tout individu a droit à une nationalité » ; l'article 22 : « Toute personne, en tant que membre de la société, a droit à la Sécurité sociale ; elle est fondée à obtenir la satisfaction des droits économiques, sociaux et culturels indispensables à sa dignité et au libre développement de sa personnalité, grâce à l'effort national et à la coopération internationale, compte tenu de l'organisation et des ressources de chaque pays. » Et si cette déclaration a une portée déclarative, et non pas juridique, elle n'en a pas moins joué un rôle puissant depuis 1948 ; on a vu des peuples colonisés s'en saisir dans leur lutte d'indépendance ; elle a ensemencé les esprits dans leur combat pour la liberté.

Je constate avec plaisir qu'au cours des dernières décennies se sont multipliés les organisations non gouvernementales, les mouvements sociaux comme Attac (Association pour la taxation des transactions financières), la FIDH (Fédération internationale des Droits de l'homme), Amnesty... qui sont agissants et performants. Il est évident que pour être efficace aujourd'hui, il faut agir en réseau, profiter de tous les moyens
modernes de communication.

Aux jeunes, je dis : regardez autour de vous, vous y trouverez les thèmes qui justifient votre indignation — le traitement faits aux immigrés, aux sans-papiers, aux Roms. Vous trouverez des situations concrètes qui vous amènent à donner cours à une action citoyenne forte.

Cherchez et vous trouverez !

Mon indignation à propos de la Palestine

Aujourd'hui, ma principale indignation concerne la Palestine, la bande de Gaza, la Cisjordanie. Ce conflit est la source même d'une indignation.

Il faut absolument lire le rapport Richard Goldstone de septembre 2009 sur Gaza, dans lequel ce juge sud-africain, juif, qui se dit même sioniste, accuse l'armée israélienne d'avoir commis des « actes assimilables à des crimes de guerre et peut-être, dans certaines circonstances, à des crimes contre l'humanité » pendant son opération "Plomb durci" qui a duré trois semaines. Je suis moi-même retourné à Gaza, en 2009, où j'ai pu entrer avec ma femme grâce à nos passeports diplomatiques afin d'étudier de visu ce que ce rapport disait. Les gens qui nous accompagnaient n'ont pas été autorisés à pénétrer dans la bande de Gaza. Là et en Cisjordanie.

Nous avons aussi visité les camps de réfugiés palestiniens mis en place dès 1948 par l'agence des Nations unies, l'UNRWA, où plus de trois millions de Palestiniens chassés de leurs terres par Israël attendent un
retour de plus en plus problématique. Quant à Gaza, c'est une prison à ciel ouvert pour un million et demi de Palestiniens. Une prison où ils s'organisent pour survivre. Plus encore que les destructions matérielles
comme celle de l'hôpital du Croissant rouge par "Plomb durci", c'est le comportement des Gazaouis, leur patriotisme, leur amour de la mer et des plages, leur constante préoccupation du bien-être de leurs enfants, innombrables et rieurs, qui hantent notre mémoire. Nous avons été impressionnés par leur ingénieuse manière de faire face à toutes les pénuries qui leur sont imposées. Nous les avons vu confectionner des briques faute de ciment pour reconstruire les milliers de maisons détruites par les chars. On nous a confirmé qu'il y avait eu mille quatre cents morts — femmes, enfants, vieillards inclus dans le camp palestinien — au cours de cette opération "Plomb durci" menée par l'armée israélienne, contre seulement cinquante blessés côté israélien. Je
partage les conclusions du juge sud-africain. Que des Juifs puissent perpétrer eux-mêmes des crimes de guerre, c'est insupportable. Hélas, l'histoire donne peu d'exemples de peuples qui tirent les leçons de leur
propre histoire.

Je sais, le Hamas qui avait gagné les dernières élections législatives n'a pas pu éviter que des rockets soient envoyées sur les villes israéliennes en réponse à la situation d'isolement et de blocus dans laquelle se trouvent les Gazaouis. Je pense bien évidemment que le terrorisme est inacceptable, mais il faut reconnaître que lorsque l'on est occupé avec des moyens militaires infiniment supérieurs aux vôtres, la réaction populaire
ne peut pas être que non-violente.

Est-ce que ça sert le Hamas d'envoyer des rockets sur la ville de Sdérot? La réponse est non. Ça ne sert pas sa cause, mais on peut expliquer ce geste par l'exaspération des Gazaouis. Dans la notion d'exaspération, il
faut comprendre la violence comme une regrettable conclusion de situations inacceptables pour ceux qui les subissent. Alors, on peut se dire que le terrorisme est une forme d'exaspération. Et que cette exaspération est un terme négatif. Il ne faudrait pas ex-aspérer, il faudrait es-pérer. L'exaspération est un déni de l'espoir. Elle est compréhensible, je dirais presque qu'elle est naturelle, mais pour autant elle n'est pas acceptable. Parce qu'elle ne permet pas d'obtenir les résultats que peut éventuellement produire l'espérance.

La non-violence,
le chemin que nous devons apprendre à suivre.

Je suis convaincu que l'avenir appartient à la non-violence, à la conciliation des cultures différentes. C'est par cette voie que l'humanité devra franchir sa prochaine étape. Et là, je rejoins Sartre, on ne peut pas excuser les terroristes qui jettent des bombes, on peut les comprendre.

Sartre écrit en 1947 : « Je reconnais que la violence sous quelque forme qu'elle se manifeste est un échec. Mais c'est un échec inévitable parce que nous sommes dans un univers de violence. Et s'il est vrai que le
recours à la violence reste la violence qui risque de la perpétuer, il est vrai aussi c'est l'unique moyen de la faire cesser 4. » À quoi j'ajouterais que la non-violence est un moyen plus sûr de la faire cesser. On ne peut
pas soutenir les terroristes comme Sartre l'a fait au nom de ce principe pendant la guerre d'Algérie, ou lors de l'attentat des jeux de Munich, en 1972, commis contre des athlètes israéliens. Ce n'est pas efficace et
Sartre lui-même finira par s'interroger à la fin de sa vie sur le sens du terrorisme et à douter de sa raison d'être. Se dire « la violence n'est pas efficace », c'est bien plus important que de savoir si on doit condamner ou pas ceux qui s'y livrent. Le terrorisme n'est pas efficace. Dans la notion d'efficacité, il faut une espérance non-violente. S'il existe une espérance violente, c'est dans la poésie de Guillaume Apollinaire : « Que l'espérance est violente » ; pas en politique. Sartre, en mars 1980, à trois semaines de sa mort, déclarait : « Il faut essayer d'expliquer pourquoi le monde de maintenant, qui est horrible, n'est qu'un moment dans le long développement historique, que l'espoir a toujours été une des forces dominantes des révolutions et des insurrections, et comment je ressens encore l'espoir comme ma conception de l'avenir 5

Il faut comprendre que la violence tourne le dos à l'espoir. Il faut lui préférer l'espérance, l'espérance de la non-violence. C'est le chemin que nous devons apprendre à suivre. Aussi bien du côté des oppresseurs que des opprimés, il faut arriver à une négociation pour faire disparaître l'oppression ; c'est ce qui permettra de ne plus avoir de violence terroriste. C'est pourquoi il ne faut pas laisser s'accumuler trop de haine.

Le message d'un Mandela, d'un Martin Luther King trouve toute sa pertinence dans un monde qui a dépassé la confrontation des idéologies et le totalitarisme conquérant. C'est un message d'espoir dans la capacité des sociétés modernes à dépasser les conflits par une compréhension mutuelle et une patience vigilante. Pour y
parvenir, il faut se fonder sur les droits, dont la violation, quel qu'en soit l'auteur, doit provoquer notre indignation. Il n'y a pas à transiger sur ces droits.

Pour une insurrection pacifique

J'ai noté — et je ne suis pas le seul — la réaction du gouvernement israélien confronté au fait que chaque vendredi les citoyens de Bil'id vont, sans jeter de pierres, sans utiliser la force, jusqu'au mur contre lequel ils protestent. Les autorités israéliennes ont qualifié cette marche de « terrorisme non-violent ». Pas mal... Il faut être israélien pour qualifier de terroriste la non-violence. Il faut surtout être embarrassé par l'efficacité de la non-violence qui tient à ce qu'elle suscite l'appui, la compréhension, le soutien de tous ceux qui dans le monde sont les adversaires de l'oppression.

La pensée productiviste, portée par l'Occident, a entraîné le monde dans une crise dont il faut sortir par une rupture radicale avec la fuite en avant du "toujours plus", dans le domaine financier mais aussi dans le domaine des sciences et des techniques. Il est grand temps que le souci d'éthique, de justice, d'équilibre durable
devienne prévalent. Car les risques les plus graves nous menacent.

Ils peuvent mettre un terme à l'aventure humaine sur une planète qu'elle peut rendre inhabitable pour l'homme.
Mais il reste vrai que d'importants progrès ont été faits depuis 1948: la décolonisation, la fin de l'apartheid, la destruction de l'empire soviétique, la chute du Mur de Berlin. Par contre, les dix premières années du XXIe
siècle ont été une période de recul. Ce recul, je l'explique en partie par la présidence américaine de George Bush, le 11 septembre, et les conséquences désastreuses qu'en ont tirées les Etats-Unis, comme cette
intervention militaire en Irak. Nous avons eu cette crise économique, mais nous n'en avons pas davantage initié une nouvelle politique de développement. réchauffement De même, climatique le n'a sommet pas de permis Copenhague d'engager une contre le véritable politique pour la préservation de la planète. Nous sommes à un seuil, entre les horreurs de la première décennie et les possibilités des décennies suivantes. Mais il faut espérer, il faut toujours espérer. La décennie précédente, celle des années 1990, avait été source de grands progrès. Les Nations unies ont su convoquer des conférences comme celles de Rio sur l'environnement, en 1992 ; celle de Pékin sur les femmes, en 1995 ; en septembre 2000, à l'initiative du secrétaire général des Nations unies, Kofi Annan, les 191 pays membres ont adopté la déclaration sur les « Huit objectifs du millénaire pour le développement », par laquelle ils s'engagent notamment à réduire de moitié la pauvreté dans le monde d'ici 2015. Mon grand regret, c'est que ni Obama ni l'Union européenne ne se soient encore manifestés avec ce qui devrait être leur apport pour une phase constructive, s'appuyant sur les valeurs fondamentales.

Comment conclure cet appel à s'indigner ? En rappelant encore que, à l'occasion du soixantième anniversaire du Programme du Conseil national de la Résistance, nous disions le 8 mars 2004, nous vétérans des
mouvements de Résistance et des forces combattantes de la France libre (1940-1945), que certes « le nazisme est vaincu, grâce au sacrifice de nos frères et soeurs de la Résistance et des Nations unies contre la barbarie fasciste. Mais cette menace n'a pas totalement disparu et notre colère contre l'injustice est toujours intacte».

Non, cette menace n'a pas totalement disparu. Aussi, appelons-nous toujours à « une véritable insurrection pacifique contre les moyens de communication de masse qui ne proposent comme horizon pour notre jeunesse que la consommation de masse, le mépris des plus faibles et de la culture, l'amnésie généralisée et la compétition à outrance de tous contre tous. »
À ceux et celles qui feront le XXI' siècle, nous disons avec notre affection
:
« CRÉER, C'EST RÉSISTER.
RÉSISTER, C'EST CRÉER. »



NOTES
1 Créé clandestinement le 27 mai 1943, à Paris, par les représentants des
huit grands mouvements de Résistance ; des deux grands syndicats
d'avant-guerre : la CGT, la CFTC (confédération française des travailleurs
chrétiens) ; et des six principaux partis politiques de la Troisième Ré-
publique dont le PC et la SFIO (les socialistes), le Conseil national de la
Résistance (CNR) tint sa première réunion ce 27 mai, sous la présidence
de Jean Moulin, délégué du général de Gaulle lequel voulait instaurer ce
Conseil pour rendre plus efficace la lutte contre les nazis, renforcer sa
propre légitimité face aux alliés. De Gaulle chargeait ce conseil d'élaborer
un programme de gouvernement en prévision de la libération de la
France. Ce programme fit l'objet de plusieurs va et vient entre le CNR et
le gouvernement de la France libre, à la fois à Londres et à Alger, avant
d'être adopté le 15 mars 1944, en assemblée plénière par le CNR. Ce
programme est remis solennellement au Général de Gaulle par le CNR le
25 août 1944, à l'hôtel de Ville de Paris. Notons que l'ordonnance sur la
presse est promulguée dès le 26 août. Et qu'un des principaux
rédacteurs du programme fut Roger Ginsburger, fils d'un rabbin alsacien
; alors, sous le pseudonyme de Pierre Villon, il est secrétaire général du
Front national de l'indépendance de la France, mouvement de résistance
créé par le Parti communiste français, en 1941, et représente ce
mouvement au sein du CNR et de son bureau permanent.
2 D'après une estimation syndicaliste, on est passé de 75 à 80% du revenu
comme montant des retraites à environ 50%, ceci étant un ordre de
grandeur. Jean-Paul Domin, maître de conférence en Économie à l'Uni-
versité de Reims Champagne-Ardennes, en 2010, rédige pour l'Institut
Européen du Salariat une note sur « L'assurance maladie complémen-
taire ». Il y révèle combien l'accès à une complémentaire de qualité est
désormais un privilège dû à la position dans l'emploi, que les plus
fragiles renoncent à des soins faute d'assurances complémentaires et de
l'importance du reste à payer ; que la source du problème est de n'avoir
plus fait du salaire le support des droits sociaux — point central des
ordonnances des 4 et 15 octobre 1945. Celles-ci promulguaient la
Sécurité sociale et plaçaient sa gestion, sous la double autorité des
représentants des travailleurs et de l'État. Depuis les réformes Juppé de
1995 prononcées par ordonnances, puis la loi Douste Blazy (docteur de
formation), de 2004, c'est l'État seul qui gère la Sécurité sociale. C'est
par exemple le chef de l'État qui nomme par décret le directeur général
de la Caisse nationale d'assurance maladie (CNAM). Ce ne sont plus
comme aux lendemains de la Libération, des syndicalistes qui en sont à
la tête des caisses primaires départementales mais l'État, via les préfets.
Les représentants des travailleurs n'y tiennent plus qu'un rôle de
conseiller.
3 La Déclaration universelle des droits de l'homme fut adoptée le 10
décembre 1948, à Paris, par l'Assemblée générale des Nations unies par
48 États sur les 58 membres. Huit s'abstinrent : l'Afrique du Sud, à
cause de l'apartheid que la déclaration condamnait de fait ; l'Arabie
saoudite, du même, à cause de l'égalité hommes femmes ; l'Union
soviétique (la Russie, Tchécoslovaquie, la l'Ukraine, Yougoslavie,
le Biélorussie), estimant quant la à Pologne, eux que la la
Déclaration n'allait pas assez loin dans la prise en compte des droits
économiques et sociaux et sur la question des droits des minorités ; on
note cependant que la Russie en particulier s'opposa à la proposition
australienne de créer une Cour internationale des Droits de l'homme
chargée d'examiner les pétitions adressées aux Nations unies ; il faut ici
rappeler que l'article 8 de la Déclaration introduit le principe du recours
individuel contre un État en cas de violation des droits fondamentaux ;
ce principe allait trouver en Europe son application en 1998, avec la
création d'une Cour européenne des droits de l'homme permanente qui
garantit ce droit de recours à plus de 800 millions d'Européens.
4 Sartre, J.-P., « Situation de l'écrivain en 1947 o, in Situations II, Paris,
Gallimard, 1948.
5 Sartre, J.-P., « Maintenant l'espoir... (III) » in Le Nouvel Observateur, 24
mars 1980.
6 Les signataires de l'Appel du 8 mars 2004 sont : Lucie Aubrac,
Raymond Aubrac, Henri Bartoli, Daniel Cordier, Philippe Dechartre,
Georges Guingouin, Stéphane Hessel, Maurice Kriegel-Valrimont, Lise
London, Georges Séguy, Germaine Tillion, Jean-Pierre Vernant, Maurice
Voutey.

POSTFACE
Stéphane Hessel est né à Berlin, en 1917, d'un père juif écrivain,
traducteur, Franz Hessel, et d'une mère peintre, mélomane, Helen
Grund, écrivaine elle-même. Ses parents s'établissent à Paris en 1924,
avec leurs deux enfants, Ulrich, l'aîné, et Stéphane. Grâce au milieu
familial, tous deux fréquentent l'avant-garde parisienne, dont le dadaïste
Marcel Duchamp et le sculpteur américain Alexandre Calder. Stéphane
entre à l'École normale supérieure de la rue d'Ulm en 1939, mais la
guerre interrompt ses études. Naturalisé français depuis 1937, il est
mobilisé et connaît la drôle de guerre, voit le maréchal Pétain brader la
souveraineté française. En mai 1941, il rejoint la France libre du général
de Gaulle, à Londres. Il travaille au Bureau de contre-espionnage, de
renseignement et d'action (BCRA). Par une nuit de fin mars 1944, il est
débarqué clandestinement en France sous le nom de code « Greco » avec
pour mission d'entrer en contact avec les différents réseaux parisiens, de
trouver de nouveaux lieux d'émission radio pour faire passer à Londres
les renseignements recueillis, en vue du débarquement allié. Le 10 juillet
1944, il est arrêté à Paris par la Gestapo sur dénonciation : « On ne
poursuit pas quelqu'un qui a parlé sous la torture », écrira-t-il dans un
livre de mémoires, Danse avec le siècle, en 1997.
Après des interrogatoires sous la torture — l'épreuve de la baignoire notamment,
mais il déstabilise ses tortionnaires en leur parlant allemand, sa langue
natale — il est envoyé au camp de Buchenwald, en Allemagne, le 8 août
1944, donc à quelques jours de la libération de Paris. A la veille d'être
pendu, il parvient in extremis à échanger son identité contre celle d'un
français décédé du typhus dans le camp. Sous son nouveau nom, Michel
Boitel, fraiseur de métier, il est transféré au camp de Rottleberode à
proximité de l'usine de train d'atterrissage des bombardiers allemands,
les Junker 52, mais heureusement — sa chance éternelle —, il est versé
au service comptabilité. Il s'évade. Repris, il est déplacé au camp de
Dora où sont fabriquées les V-1 et V-2, ces fusées avec lesquelles les
nazis espèrent encore gagner la guerre. Affecté à la compagnie
disciplinaire, il s'évade à nouveau et cette fois pour de bon ; les troupes
alliées se rapprochent de Dora. Enfin, il retrouve Paris, sa femme Vitia
— la mère de ses trois enfants, deux garçons et une fille.
Cette vie restituée, il fallait l'engager », écrit l'ancien de la France
libre, dans ses mémoires. En 1946, après avoir réussi le concours
d'entrée au ministère des Affaires étrangères, Stéphane Hessel devient
diplomate. Son premier poste est aux Nations unies où, cette année-là,
Henri Laugier, secrétaire général adjoint des Nations unies et secrétaire
de la Commission des droits de l'homme, lui propose d'être son
secrétaire de cabinet. C'est à ce titre que Stéphane Hessel rejoint la
commission chargée d'élaborer ce qui sera la Déclaration universelle des
Droits de l'homme. On considère que sur ses douze membres, six ont
joué un rôle plus essentiel : Eleanor Roosevelt, la veuve du Président
Roosevelt décédé en 1945, féministe engagée, elle préside la commission
; le docteur Chang (Chine de Tchang Kaïchek et non de Mao) : vice-
président de la commission, il affirma que la Déclaration ne devait pas
être le reflet des seules idées occidentales ; Charles Habib Malik (Liban),
rapporteur de la commission, souvent présenté comme la force motrice »,
avec Eleanor Roosevelt ; René Cassin (France), juriste et diplomate,
président de la commission consultative des Droits de l'homme auprès
du Quai d'Orsay ; on lui doit la rédaction de plusieurs articles et d'avoir
su composer avec les craintes de certains États, y compris la France, de
voir leur souveraineté coloniale menacée par cette déclaration — il avait
une conception exigeante et interventionniste des Droits de l'homme ;
John Peters Humphrey (Canada), avocat et diplomate, proche
collaborateur de Laugier, il écrivit la première ébauche, un document de
400 pages ; enfin Stéphane Hessel (France), diplomate, chef de cabinet
du même Laugier, le plus jeune. On voit combien l'esprit de la France
libre souffla sur cette commission. La Déclaration est adoptée le 10
décembre 1948 par les Nations unies au palais de Chaillot, à Paris. Avec
l'afflux de nouveaux fonctionnaires, dont beaucoup convoitent un poste
bien rémunéré, « isolant les marginaux en quête d'idéal » selon le propre
commentaire d'Hessel dans ses mémoires, il quitte les Nations unies. Il
est affecté par le ministère des Affaires Étrangères à la représentation de
la France au sein d'institutions internationales, l'occasion de retrouver
temporairement, à ce titre, New York et les Nations unies. Pendant la
guerre d'Algérie, il milite en faveur de l'indépendance algérienne. En
1977, avec la complicité du secrétaire général de l'Élysée, Claude
Brossolette, le fils de Pierre, chef autrefois du BCRA, il se voit proposer
par le président Valéry Giscard d'Estaing le poste d'ambassadeur auprès
des Nations unies, à Genève. Il ne cache pas que, de tous les hommes
d'État français, celui dont il s'est senti le plus proche est Pierre Mendès
France, connu à Londres à l'époque de la France libre et retrouvé aux
Nations unies en 1946 à New York, où ce dernier représente la France au
sein du Conseil économique et social. Il va devoir sa consécration comme
diplomate à « cette modification dans le gouvernement de la France,
écrit-il encore, que constitue l'arrivée de François Mitterrand à l'Élysée »,
en 1981. « Elle a fait d'un diplomate assez étroitement spécialisé dans la
coopération multilatérale, arrivé à deux ans de sa retraite, un
ambassadeur de France. » Il adhère au parti socialiste. « Je me demande
pourquoi ? Première réponse : le choc de l'année 1995. Je n'imaginais
pas les Français assez imprudents pour porter Jacques Chirac à la
présidence. » Disposant désormais d'un passeport diplomatique, il se
rend avec sa nouvelle femme en 2008 et 2009 dans la bande de Gaza et
à son retour témoigne sur la douloureuse existence des Gazaouis. « Je
me suis toujours situé du côté des dissidents, déclare-t-il à la même
époque. »
C'est bien celui-là qui parle ici, à 93 ans.
S. C.

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